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Afrique : Les fermiers dépossédés de leurs terres?

JOHANNESBOURG, 13 mai 2009 (IRIN) - Les pays riches et les grandes entreprises louent et achètent de vastes terrains dans les pays en voie de développement, pour y produire des vivres ou du biocarburant.

La zone en jeu est équivalente à la surface cultivée de l'Allemagne, et des dizaines de milliards de dollars ont été proposés.

Ce phénomène a un aspect positif : la production agroindustrielle pourrait permettre de développer des terres sous-exploitées et d'augmenter la base de production vivrière mondiale, tout en fournissant aux pays pauvres les ressources dont ils ont tant besoin.

Mais ces terres sont-elles véritablement inoccupées et inexploitées à l'heure actuelle ? Ou bien est-ce que des accords obscurs de « spoliation foncière » néocoloniale vont aboutir à l'éviction des petits fermiers qui les exploitent, au profit des tracteurs ?

Les fermiers et les experts de plusieurs pays d'Afrique sont bien conscients de la nécessité d'augmenter la production vivrière, mais la portée et la structure de ces accords suscitent des préoccupations à de nombreux égards, ont-ils déclaré au cours d'un grand nombre d'entretiens.

La hausse des prix des vivres et des carburants, en 2007 et 2008, et la croissance progressive de la population mondiale ont fait augmenter la valeur immédiate et stratégique de la production vivrière.

Les pays importateurs de denrées alimentaires qui manquent de terres et d'eau mais sont riches en capital, tels que les pays du Golfe, proposent des accords leur permettant de produire des vivres dans les pays en voie de développement, o=F9 les terres et l'eau sont plus abondants et o=F9 les coûts de production sont bien moins élevés.

De vastes bandes de terre et d'importantes sommes sont en jeu : la superficie concernée atteint 15 millions à 20 millions d'hectares, soit près de l'équivalent de la surface totale cultivée en Allemagne, selon les analystes de l'International Food Policy Research Institute (IFPRI), un organisme américain. Quant aux investissements, ils atteignent jusqu'ici 20 milliards à 30 milliards de dollars, une somme gigantesque comparée aux budgets alloués à l'aide agricole internationale.

Des accords obscurs ?

Joachim von Braun et Ruth Meinzen-Dick de l'IFPRI notent dans un nouveau document directif que les pays en voie de développement aux populations importantes, tels que la Chine, la Corée du Sud et l'Inde, cherchent à signer des accords semblables, qui leur permettront notamment de cultiver en vue de produire du biocarburant.

L'institut a fait état d'un « manque de transparence » dans bon nombre d'accords, les sommes en jeu « restant souvent obscures ».

Le problème des terres est une « question émotionnante », selon Theo de Jager, vice-président d'Agri SA, l'association des fermiers sud-africains. Certains accords ont déjà commencé à provoquer de l'agitation dans les pays en voie de développement, dont la plupart souffrent d'une insécurité alimentaire grave, et l'un d'entre eux, au moins, a abouti au renversement d'un gouvernement.

« Les pays qui dépendent des importations de vivres, en particulier, cèdent de plus en plus de terres aux investisseurs étrangers sans assurer que les conditions des accords leur permettent d'augmenter les revenus et de renforcer la sécurité alimentaire de leur propre population. En effet, les investissements agricoles sont tels qu'ils offrent rarement à la population locale une véritable part de profit », selon un document directif publié en avril 2009 par l'organisation non-gouvernementale (ONG) allemande Welt Hunger Hilfe. Dans ce document, l'ONG met également en garde contre les risques de corruption à haut niveau.

« Face à la croissance démographique, si nous n'augmentons pas notre production vivrière mondiale, je prédis une nouvelle crise, peut-être dans deux ans », a déclaré à IRIN Ajay Vashee, président de la Fédération internationale des producteurs agricoles (IFAP). L'IFAP, créée en 1946, affirme représenter 600 millions d'agriculteurs, des petits fermiers pour la plupart, soit un tiers des producteurs de vivres du monde.

« Nous ne sommes pas opposés à ces accords, qui permettront d'obtenir de grosses sommes d'argent pour financer le développement des infrastructures agricoles, en plus d'augmenter la production alimentaire mondiale, mais nous devons également prendre conscience que dans la plupart des pays en voie de développement, comme ceux d'Afrique, une majorité de petits agriculteurs ont des droits coutumiers et risquent d'être expulsés de leurs terres », a expliqué Ajay Vashee, fermier en Zambie.

L'IFPRI a appelé à élaborer un code de conduite, fondé sur le droit international des affaires, pour prévenir la corruption dans le contexte des investissements étrangers directs.

Quels genres d'accords ?

Selon M. von Braun, ces arrangements font généralement intervenir les gouvernements, directement ou par l'intermédiaire des institutions publiques et de partenariats public-privé, et les terres sont généralement louées ou mises à disposition par concession ; mais elles sont parfois achetées.

« La portée et les modalités des contrats varient énormément : certains accords ne prévoient pas l'acquisition directe des terres, mais visent au contraire à assurer une production alimentaire par le biais de l'agriculture contractuelle [et d'investissements dans] les infrastructures rurales et agricoles, notamment dans les systèmes d'irrigation et les routes ; ceux-là sont les meilleurs accords ».

Le concept n'est pas nouveau. M. von Braun a notamment fait remarquer que la Chine avait commencé à louer des terres pour les besoins de sa production vivrière à Cuba et au Mexique, il y a 10 ans.

Toutefois, dans son rapport 2008 sur la « spoliation foncière », GRAIN, une ONG espagnole qui promeut la gestion et l'exploitation durables de la biodiversité agricole, a averti qu'on « marchandait dans le cadre de ces accords la base même de la souveraineté alimentaire ».

« Ces terres, o=F9 se trouvent aujourd'hui des petites exploitations, ou des forêts, ou quoi que ce soit d'autre, seront transformées en grandes propriétés industrielles, liées à des marchés lointains. Emploi ou non, les fermiers ne seront jamais plus de vrais fermiers », a prévenu GRAIN.

En Afrique de l'Est, une des régions les plus gravement touchées par les pénuries alimentaires, la plupart des accords ont été conclus par plusieurs pays du Golfe. M. von Braun de l'IFPRI et David Hallam de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) ont expliqué à IRIN qu'il était encore « trop tôt » pour évaluer les répercussions de ces accords sur la sécurité alimentaire et les agriculteurs dans les pays bailleurs.

Malaise, résistance et manifestations

Les communautés d'agriculteurs et d'éleveurs du delta du Tana, au Kenya, ont réagi violemment lorsqu'ils ont appris que le gouvernement comptait louer une grande partie de ces terres côtières au Qatar. Après trois années de sécheresse consécutives, le Kenya est menacé par de graves pénuries alimentaires et par la hausse des prix.

Mohammed Mbwana, fermier de la région et responsable de la Shungwaya Welfare Association, une organisation non-gouvernementale (ONG) locale, a expliqué que cet accord provoquerait le déplacement de milliers d'habitants. Au moins 150 000 familles issues des communautés de fermiers et d'éleveurs dépendent de ces terres, qui feraient partie de la plus grande zone humide du Kenya.

Les conseillers du comté du Tana ont menacé de saisir les tribunaux pour faire barrage au projet gouvernemental de location de ces terres. Ils sont opposés au projet car les communautés locales exploitent les terres du delta pour cultiver des fruits et légumes et élever leur bétail, a indiqué Gure Golo, vice-président du conseil.

Pendant les périodes de sécheresse, les éleveurs de Garissa, chef-lieu de la Province nord-orientale, région voisine, et d'autres zones arides, viennent jusque dans cette région pour y trouver des pâturages et de l'eau, a-t-il expliqué.

Selon les médias, les Mozambicains ont résisté à l'établissement de milliers d'ouvriers agricoles chinois sur des terres louées.

A Madagascar, les négociations engagées avec la Daewoo Logistics Corporation, un groupe sud-coréen, en vue de la location de 1,3 million d'hectares de terres, pour y cultiver du maïs et des palmiers à huile, a joué un rôle dans le conflit politique qui a abouti au renversement du gouvernement au début de cette année, peut-on lire dans le rapport de l'IFPRI.

Au Malawi, les investisseurs chinois se sont vu allouer des terres exploitées par les populations locales à des fins agricoles dans la ville de Balaka (sud) pour y construire une usine de traitement de coton. Lorsque des manifestations se sont ensuivies, les chefs traditionnels de la région ont été emmenés en Zambie voisine pour y constater les avantages offerts par la Chine en termes de développement. A leur retour, ils ont cédé et choisi de partir s'installer dans une autre région « car les Chinois allaient créer des emplois pour leurs sujets », selon un représentant des autorités publiques.

« Ce dont nous avons besoin, en tant que pays, c'est de nous améliorer en termes de production alimentaire, et nous pouvons y parvenir si nous en donnons les moyens aux fermiers locaux, en leur donnant les meilleures terres cultivables. Les sociétés étrangères sont là pour faire du profit et nous n'avons guère de bénéfices à en tirer, quoi qu'ils fassent pousser ici », a déclaré Victor Mhone du Civil Society Agriculture Network (CISANET), un groupement malawite de particuliers et d'ONG.

Le Soudan, un des pays d'Afrique ayant reçu les investissements étrangers les plus importants dans le secteur agricole, a écarté l'idée de l'émergence d'une nouvelle forme de colonialisme.

Selon Abdeldafi Fadlalla Ali, commissaire fédéral à l'agriculture au ministère soudanais de l'Investissement, les autorités s'assurent toujours que les intérêts des populations locales soient servis dans le cadre de ces accords (les fruits et légumes sont vendus dans la région et les populations locales « deviennent les premiers bénéficiaires »).

Le Soudan, a indiqué M. Ali, compte 84 millions d'hectares de terres arables, dont seulement 20 pour cent sont cultivées, et a conclu 75 accords pour une somme totale de 3,5 milliards de dollars en huit ans. Sur cette somme, près de 930 millions ont déjà été investis. Huit pays, dont l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, le Koweït, l'Egypte, la Jordanie, la Chine et l'Inde, sont concernés.

Face à un capital national limité, a conclu M. Ali, les investissements étrangers semblent être une « meilleure stratégie » pour atteindre les objectifs agricoles du pays ; le commissaire prévoit également qu'à l'avenir, les fruits et légumes cultivés seront exportés.

Des millions de Soudanais ont besoin d'une aide alimentaire, selon les Nations Unies. Toutefois, selon les dires de M. Ali, l'insécurité alimentaire est plus liée aux problèmes de transport et de commercialisation qu'à un déficit de production absolu.

Les mesures de protection

L'IFPRI recommande la transparence, le respect des lois foncières existantes, le partage des bénéfices, la durabilité environnementale et l'adhésion aux politiques commerciales nationales, autant d'éléments clés à intégrer au sein du code de conduite proposé. On pourrait ainsi prévoir d'interdire aux investisseurs étrangers d'exporter en temps de crise alimentaire nationale grave.

Les fermiers et les cellules de réflexion parlent de transformer cette « occasion » en une situation « o=F9 tout le monde y gagne ». Si dans une majorité de pays pauvres, le ralentissement économique s'est répercuté sur le secteur agricole, les accords de location ou de vente de terres arables n'ont pas perdu leur attrait.

Le Rwanda a récemment annoncé le lancement d'un nouveau programme destiné à identifier les terres arables « inexploitées » pour le compte des investisseurs étrangers. D'autre part, la République démocratique du Congo a annoncé qu'elle louerait 10 millions d'hectares de terres agraires à des agriculteurs étrangers privés pour renforcer sa sécurité alimentaire.

« C'est une meilleure option, de louer les terres à des agriculteurs, qui transmettront leurs compétences aux fermiers locaux, augmenteront la production nationale et se soucieront de l'état des terres », a estimé M. de Jager, d'Agri SA. Les agriculteurs sud-africains ont ainsi contribué à augmenter la production en Zambie, au Botswana, au Mozambique et au Nigeria, entre autres pays, a-t-il noté.

Mais M. Vashee de l'IFAP a fait remarquer que les fermiers ne pouvaient pas investir les sommes importantes nécessaires à la construction ou à la reconstruction des infrastructures.

L'IFPRI collabore avec l'Union africaine en vue de définir des directives sur les négociations avec les investisseurs étrangers ; ces directives seront présentées aux dirigeants des pays d'Afrique pour être ratifiées lors d'un sommet qui se tiendra en juillet.

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